Théories des Organisations

Utility Link | Utility Link | Utility Link
Historique | 1900 | 1930 | 1950 | 1960 | 1970 | ...
L'organisation et son fonctionnement | L'individu dans l'organisation | ...
A... E | F... L | M... R | S... Z |
subglobal7 link | subglobal7 link | subglobal7 link | subglobal7 link | subglobal7 link | subglobal7 link | subglobal7 link
subglobal8 link | subglobal8 link | subglobal8 link | subglobal8 link | subglobal8 link | subglobal8 link | subglobal8 link

Eugène Enriquez

small logo

"Le travail de la mort dans les institutions"

A la différence des organisations qui ont pour but la production de biens ou de services, les institutions jouent un rôle essentiel dans la régulation sociale globale : elles ordonnent un certain rapport social, tendent à socialiser les individus selon un modèle spécifique et tendent à faire perdurer un certain état. Leur but est d'existence et non de production, de centration sur les rapports humains, sur la trame symbolique et imaginaire dans lesquelles ils s'inscrivent au détriment bien souvent de la tâche. L'institution devient un modèle de communion, de chaleur, d'intimité et de fraternité. A un modèle de travail, d'efficacité se substitue un modèle de fusion, de coopération et de communication à priori sans faille.

I. Des systèmes culturels, symboliques et imaginaires

 

1. Des systèmes culturels

Les institutions offrent une culture permettant de modeler la conduite de leurs agents auprès des individus dont ils ont la charge. Par culture, nous entendons un système de valeurs et de normes (ensemble de règles qui régissent les conduites individuelles et collectives) mais également un système de pensée et d'action.

Une "armature structurelle" (réunions institutionnelles, types de jeux avec les enfants, espace accordé à chacun, etc.) permet également de mettre au point une certaine manière de vivre dans l'institution. Celle se cristallise en une certaine culture, c'est-à-dire en des attributions de places, en des attentes de rôles, en des conduites plus ou moins stéréotypés, en des habitudes de pensée et d'action, en des rituels minutieusement observés, devant faciliter l'édification d'une oeuvre collective.

Enfin, un processus de formation et de socialisation est à l'oeuvre auprès des différents acteurs afin que chacun d'entre eux puissent se définir par rapport à l'idéal que propose l'institution.

2. Des systèmes symboliques

Une institution ne peut vivre sans secréter un ou des mythes unificateurs, sans instituer des rites d'initiation, de passage et d'accomplissement, sans se donner des héros pris souvent parmis les fondateurs réels ou imaginaires de l'institution. Elles ne peuvent vivre également sans raconter et/ou inventer une histoire qui tiendra lieu de mémoire collective ; mythes, rites, héros, sagas ayant pour fonction de sédimenter l'action de ses membres, de leur servir de système de légitimation et donner ainsi sens à leurs pratiques et à leur vie. L'institution peut alors s'offrir comme objet idéal à intérioriser, à faire vivre, auquel chacun doit manifester sa loyauté, sinon se sacrifier.

Toutes les institutions cherchent inconsciemment ou consciemment à édifier ce système symbolique d'autant plus qu'elles se sentent moins sûr d'elles mêmes et qu'elles désirent se réinstituer, se redonner un fondement solide et ainsi développer un contrôle nouveau et plus entier sur ses membres.

3. Des systèmes imaginaires

L'institution va tenter de prendre les sujets au piège de leurs propres désirs d'affirmation narcissique et d'identification, dans leurs fantasmes de toute-puissance ou de leur demande d'amour, en se faisant fort de pouvoir répondre à leurs désirs dans ce qu'ils ont de plus excessifs ou de plus archaïques et de transformer leurs fantasmes en réalité. L'institution va également les assurer de ses capacités à les protéger de la possibilité du vacillement de leurs identité, de leurs craintes d'effondrement, de l'angoisse de morcellement réveillée et alimentée par toute vie communautaire en leur procurant les cuirrasses solides du statut et du rôle et de l'identité massive de l'Institution.

En leur promettant de tenter de répondre à leur appel (angoisses, désirs, fantasmes, demandes), elle tend à substituer son propre imaginaire au leur. Toute à la fois mère englobante et dévorante, mais également mère bienveillante et mère nourricière, géniteur castrateur et père symbolique,... elle apparaît à la fois comme sur-puissante et comme d'une extrême fragilité, multipliant les images les plus contradictoires (mais toujours celles qui provoquent crainte et tremblement, amour et aliénation) ; elle vise à occuper la totalité de l'espace psychique des individus qui ne peuvent plus se "décoller" d'elle et imaginer d'autres conduites possibles. Elle les étouffe et les embrasse, elle les tue et les fait vivre.

Le jour où cet imaginaire peut être démystifié, chaque membre se met à jouer son propre jeu (avec ou contre l'institution) et celle-ci se transforme en une simple organisation de travail avec ses règles et ses codes, en un lieu où les passions s'apaisent et où l'imaginaire n'a plus vocation de régner.

II. Le fonctionnement institutionnel

L'institution est un lieu où se côtoient différents types de soignants qui occupent des statuts et des rôles théoriquement stabilisés et entre lesquels se nouent des relations de pouvoir. Si dans les organisations industrielles, les membres sont conscients et de la nécessité de la coopération et des rapports de forces institués qui peuvent déboucher sur des moments de rupture, il n'en est pas de même dans les institutions.

1. L'idéologie égalitaire

Les institutions vivent sous l'égide d'une idéologie égalitaire. Chacun tient dans son domaine un rôle thérapeutique (analyste, éducateur, instituteur,...). Il s'agit de soigner et chacun doit concourir à ce travail commun. La coopération des égaux est donc posée comme une nécessité. Mais aussitôt posée, elle est aussitôt démentie. En effet, chaque spécialiste peut succomber au désir de penser que les progrès du soigné sont dus uniquement à la technique spécifique qu'il utilise, l'action des autres pouvant constituer une entrave. Jalousie et rivalité vont se manifester concernant la technique et concernant la question : qui est le "propriétaire" du malade.

Les institutions tentent de résoudre cette question en créant des séquences de travail en commun, un travail de régulation d'équipe,... Cependant, on ne peut oublier que la parole de certains (celle des psychanalystes par exemple) peut avoir plus de poids institutionnel que celles d'autres (par exemple les éducateurs) ; la parole des anciens (les fondateurs) peut prévaloir sur celle des nouveaux,... Ces relations de pouvoir rendent difficile, sinon impossible, le traitement des cas évoqués. Ces réunions visant à parler des problèmes tournent au rituel vide. Les membres de l'institution sont là pour parler, cependant les vraies questions ne sont jamais abordées car si elles l'étaient, des conflits précis pourraient en résulter qui mettraient en cause la sécurité et l'identité de chacun.

2. Le fantôme des premiers fondateurs

Au sein de toutes institutions rôde un ou des fantômes : celui des premiers fondateurs. Ce fantôme joue un quadruple rôle dans l'institution.

Il exprime qu'à l'origine de l'institution existait une équipe cohésive, sans problèmes internes, qui savait ce qu'elle voulait puisqu'elle était mue par un projet cohérent. Il peut se manifester un sentiment de culpabilité chez les nouveaux membres qui n'arrivent pas à se montrer dignes de tels ancêtres.

Il sert à maintenir le pouvoir des fondateurs ou de ceux qui s'en revendique. Ils continuent ainsi à se présenter comme des pôles idéaux et donc des repères identificatoires même si le mythe ou l'idéologie qu'ils proposent ont quelque chance de masquer la réalité présente de l'institution.

Il permet de ne pas remettre en cause le projet initial qui s'il était examiné attentivement montrerait ses failles ou ses limites qui sont à l'origine des difficultés présentes.

Il permet enfin de favoriser les histoires, les légendes, les contres-vérités, les rumeurs servant à donner une allure tragique à l'ensemble de la vie institutionnelle.

3. L'autonomisation de la vie fantasmatique

L'institution devient un véritable "artefact" guidant la conduite de ses membres. Les individus éprouvent de la culpabilité chaque fois qu'ils sont créatifs car ils ont le sentiment de transgresser des valeurs sacrées auxquelles ils adhèrent ou dont ils ont peur. Deux solutions s'offrent alors à eux : soit ils obéiront aux injonctions vécus comme étant extérieures à eux ; soit ils contourneront les règles et se comporteront autrement que prévu, mais sans oser le dire de peur d'être évaluer négativement. Le secret s'installera progressivement, secret pesant et toujours menacé d'être découvert. lorsqu'ils parleront de ce qu'ils font, non seulement ils ne diront pas la vérité, mais ils auront tendance à surenchérir sur les valeurs de l'institution pour ne pas être soupçonnés de déviance. Le discours selon lors des discours de travestissement ayant pour effet de placer l'ensemble des praticiens dans une situation de défiance les uns par rapport aux autres, et surtout de placer les patients dans des contradictions insoutenables, ceux-ci percevant bien les contradictions entre les propos et les actes et se sentant englués dans le mensonge généralisé dont les thérapeutes les rendent toujours, peu ou prou, complices.

4. Effet de la fermeture du système

L'institution en tant que structure close, secrète tous les éléments inhérents aux systèmes fermés : la répétition des conduites, l montée de la bureaucratie (la multiplication des normes, des procédures, des conventions, et ses corrolaires : l'absence d'initiative, le besoin de sécurisation et de fuite des responsabilités, ainsi que l'habileté au contournement des règles et à la perversion du fonctionnement) et, en fin de compte, la tendance radicale à l'augmentation de l'entropie, donc à la désorganisation et à la mort. Si une organisation vivante est celle qui peut faire face au défis internes et externes, accueillir le sens qui circule en elle et donner du sens à ce qu'elle fait, l'organisation mortifère est celle qui, en rendant toutes les conduites non hiérarchisables, totalement conflictuelles mais non traitables, ou au contraire a-conflictuelles et non significatives, aboutit au silence du désir, à la haine de tout désir et donc à l'instauration d'un processus de décomposition auquel tout le monde oeuvre, qu'il le veuille ou non.

5. L'utilisation des soignés par les soignants

Le rapport que les soignants (en tant que collectif) entretiennent avec leurs clients est naturellement façonné par le rapport qu'ils entretiennent avec leur institution. Puisqu'ils peuvent être pris dans la répétition, le secret opaque, dans la culpabilité et dans la rivalité, ils peuvent être tentés de se servir de leurs patients pour exprimer leurs besoins narcissiqus et solidifier une identité continuellement menacée. Deux stratégies s'ofrent alors à eux. Soit ils ne parleront pas de l'objet même de leur travail ou encore, ils le feront parler à leur manière sans encourir de danger. Soit, ils utiliseront directement les patients pour règler leurs propres problèmes de groupe.

6. L'institution soumise au processus de contagion de la folie

Un groupe ne peut exister comme tel si ne sont pas en oeuvre des phénomènes d'identification à une plusieurs personnes centrales incarnant un idéal, de projection de pulsions amoureuses (et agressives) sur le leader ou ses tenants-lieu, de dérivation de l'agressivité vers des boucs émissaires. L'institution est alors placée sous la menace constante de l'apparition d'un fanatisme de groupe. Or, on peut constater la fréquence de la focalisation de la vie affective et inconsciente de la communauté sur le (ou les) individu le plus bizarre, le plus dangereux, le plus délirant. Le choix de ce type d'individu comme personne centrale s'explique aisément, ce sont les individus les plus dé-réalisants, porteurs d'un message de l'impossible, initiateurs de transgression, se situant en dehors du commun. Ce sont les individus qui se présentent comme des mythes incarnés, comme des magiciens soutenant les pulsions et les fantasmes les plus archaïques et énonçant la transmutation des rêves en réalité, qui ont toujours la plus grande chance de provoquer la croyance. Une institution peut, étant entraînée dans cette voie redoutable, se "stabiliser" sur un fonctionnement névrosé ou psychotique devenu la "culture" à laquelle chacun appartient, et idéal commun.

BIBLIOGRAPHIE

Enriquez E., "Le travail de la mort dans les institutions" in L'institution et les institutions, Etudes psychanalytiques, René Kaës, Paris, Dunod, 2003

 

 

   
A propos... | Plan du site | Contact | ©2006 IRTS L-R